La Venante
Lettre à Gilles Sacksick sur sa peinture récente
Voici, notées sur le vif, quelques unes de mes impressions, celles que je suis en mesure d'exprimer. Pour les autres, il faudra que j'attende qu'elles retentissent plus longtemps.
Je commencerai par l'une de vos toiles les plus étonnantes :
Voisine. Dans l'espace fermé que nous occupons, celui de cette belle salle voûtée de la galerie, son grand format ouvre un
espace élargi, sans contrainte, et même sans définition comme celui de la fiction ou du théâtre (ce qu'évoque explicitement le rideau levé): une « ;autre scène », l'espace sans
doute de la visibilité.
Nous sommes là, nous, les spectateurs, invités dans un coin du tableau: ce chat endormi, sorti de la matière, de la pâte de la peinture; peut-être en train de rêver — comme font les chats — la
vision qui nous est présentée. Peut-être en train de nous éveiller à l'intérieur de ce rêve.
Ce rêve, nous l'avons tous fait : voir nue la belle voisine que l'on croise tous les jours dans l'ascenseur ou les escaliers. La voir enfin comme la veut notre désir, sans ses habits, telle qu'elle est sous le rideau des robes, des
rôles et des voiles. Et ce rêve, nous l'avons fait enfant, nous l'avons fait homme mûr et nous l'avons fait vieillard ? Mais l'étonnant, c'est que dans cette toile, par un étrange phénomène de
réciprocité, ce rêve ou cette vision — la voir nue — nous met nous-mêmes à nu. Nous sommes mis, ainsi que ces trois personnages, à découverts, exposés par cette présence
lumineuse, par l'exposition cambrée de sa nudité – faite de fierté et de défi.
En venant vers nous, en montant vers nous, c'est ce que semble dire cette toile, elle, qui est l'émanation de la lumière, nous révèle, nous désarme, nous expose, nous fait pareils à elle. En somme, elle nous provoque à être. Elle exige de nous que nous la voyions et que nous la soyons, que nous la devenions par le regard.
Elle nous provoque moins à la posséder qu'à la devenir. Par sa simple venue, par le simple mouvement d'aller nue, elle éveille le chat endormi, avec tout ce qu'il suggère de sensualité assoupie et de plaisir latent, elle le transforme en ces personnages qui n'existent que par leur regard, ce regard
qu'elle a fait naître en eux et qui les appelle à être, et qui les transforme en sa venue à elle. A cet instant, à l'instant de sa venue, leur regard devient leur seul tuteur, leur seule tenue, l'axe tout entier
de leur vie orienté vers sa présence.
(Je note que celui qui est le plus proche d'elle est l'enfant, suivi par l'homme plus âgé. Plus en retrait est l'homme mûr, peut-être est-ce parce que c'est lui qui la désire le plus?)
Voilà pour le récit ; mais il y a deux autres dimensions de ce tableau qui retiennent mon attention : la mise en scène et la peinture. Dans cette toile, en effet, le regard fait l'objet d'une mise en scène. Dans un premier temps, nous sommes, nous qui la regardons, exclus de cette scène, mis en posture de spectateur, comme au théâtre (ce qu'indique
clairement le rideau). Tout se passe derrière la rampe et nous sommes invités à en goûter passivement le spectacle. Les choses se jouent sans nous, latéralement, entre la jeune femme et les trois personnages qui la regardent; en vérité, même si, par la magie propre au théâtre, nous pouvons nous projeter imaginairement en eux, nous ne savons pas trop ce qui se passe dans leur esprit. Ils sont face à la venue
de cette femme et de la lumière dont elle procède, exposés dans leur nudité, révélés par cette venue. Voilà tout ce que nous voyons: la façon dont ils semblent avoir
été sortis de leur rêverie pour, tout leur être suspendu à leur regard, être plongés dans une vision.
Mais ce qu'ils voient, nous ne le voyons pas. Ou nous le voyons obliquement. Du moins, c'est ce que nous croyons. Est-ce vraiment le cas ? N'y a-t-il pas, dans la disposition de cette peinture une sorte d'offre qui serait faite par le peintre à ceux qui seraient disposés à voir, à se servir de leur regard comme le font les trois personnages alignés sur la scène ? L'offre, autrement dit, de devenir les acteurs, ou même les protagonistes
du spectacle que nous avons sous les yeux. De vivre frontalement, dans une aventure personnelle, ce qui nous apparaissait d'abord comme une scène. D'être nous aussi les témoins de ce que voient les personnages. Or cette
expérience, c'est à proprement parler celle de la peinture. En effet, que voyons-nous, si, oubliant les personnages au premier plan, nous regardons droit devant, comme ils nous en donnent l'exemple ? Du fond du tableau, de sous la couleur bleue qui en est la tonalité dominante, semble monter une couleur chair, plus chaude, presque rosée semblable à celle de la jeune femme nue sur le côté. De la nudité vient vers nous à travers des écrans de transparence, et au fur et à mesure qu'elle s'approche, nous retraversons en sens inverse les âges de la vie. Oui, nous sommes invités à voir nous-mêmes ce que ces trois personnages
voient, à vivre la même expérience qui au départ ne semblait qu'une fable représentée sur le tableau, une simple parabole, une allégorie. Nous aussi, nous sommes mis à nu devant cette
venue, cette nudité. Nous aussi sommes mis à découvert par la lumière. Transformés par elle. Chair née de la lumière, la femme nue réveille en nous pour la sentir et la reconnaître
la chair née de la lumière. Et face à celle qui vient nue comme une aurore, nous nous sentons, oui, réellement incarnés, éclairés physiquement de l'intérieur. C'est comme si en nous
montait une chaleur. Cette venue, qu'elle soit représentée par le dramaturge dans la scène qu'il nous expose, manifestée concrètement dans la peinture par le travail du peintre ou enfin éprouvée
dans sa chair par le spectateur lui-même, c'est ce que l'on pourrait appeler l'expérience de la présence. Présence à soi et au monde dans un même instant. Quelque chose, ou quelqu'un depuis le fond du
monde apparaît, ne cesse d'apparaître, venant vers nous à travers la peinture, allant vers davantage de nudité, se rendant toujours davantage disponible pour le regard. La peinture, au fond, le geste du peintre ce
serait peut-être cela : ne cesser de déshabiller, d'ôter des rideaux, des voiles, des rôles, des vêtements, des couches de peinture, des couleurs vers toujours plus de transparence et toujours plus de présence. Travailler pour l'évidence.
Et c'est ainsi qu'elle nous force à retraverser en sens inverse les âges de la vie, au fur et à mesure que nous mûrissons, à redevenir le jeune homme, l'enfant que nous étions, à retrouver plus loin encore le moment de la naissance et à sortir des rôles que nous jouons, du livre que nous lisons, des savoirs que nous accumulons ou même (et surtout) des images que nous avons dans la tête. Nous le pouvons ;
à condition que notre vue s'ouvre, et que s'ouvrant, elle accepte de voir s'ouvrir l'image que nous regardons en face de nous — peinture, couleurs, femme nue — pour qu'advienne à travers le corps (le sien, le
nôtre) la « ;voisine », celle qu'on n'avait jamais vue, qu'on ne voit jamais sauf peut-être ici, dans la peinture, et qui rend pourtant toute vue, toute vie possibles : la lumière. La lumière s'incarnant
dans un corps de femme nue, dans la peinture, et qui n'est pas « ;la passante », comme aurait dit Baudelaire, celle que l'on croise pour ne plus jamais la revoir sinon « ;ailleurs, bien loin d'ici », « ;dans l'éternité » mais la venante, celle qui ne cesse de venir au devant de nous, de monter les escaliers, d'être sur le point de nous croiser.
D'autres remarques plus rapides, des interrogations, des hypothèses, en vrac, comme elles viennent…
Sur vos bouquets, je pense qu'il faudra du temps avant que je puisse en dire quelque chose. Je songe à cette phrase de Merleau-Ponty, c'était à propos de Cézanne : « ;c'est cette déflagration de
l'être qu'il cherche ». Vous les peignez comme des feux d'artifice ; sauf que, justement, ils n'ont rien d'artificiel. Ils sont simplement la façon dont surgit, en explosant plus ou moins violemment, avec parfois beaucoup de douceur et de nuance, mais jamais sans fermeté (une manière virile de peindre les bouquets, c'est ce que dit Cartouche) le réel à nos yeux. Il nous saute au visage à la façon d'un bouquet. Me frappent
cette fois-ci (il faudrait y revenir) cette rencontre du sombre et du blanc (qu'avait louée Bonnard) dans le bouquet de roses blanches et d'églantines (« ;Rendre possibles des couleurs fortes dans la lumière par le
noir et le blanc voisins »); ou les ors dans L'ail serpentin qui rappellent de loin, ou d'une façon surprenante, l'art des icones ou des primitifs italiens. Les ors ne servent plus, comme alors, de fond ou de
révélateurs pour les couleurs ; c'est l'inverse qui se passe ; ce sont eux, au centre, qui sont soulignés par les couleurs sombres du fond, et qui, s'allumant, sont chargés de manifester la présence. Ou la lutte du peintre contre sa nuit.
Je remarque votre goût pour les rencontres insolites (devant quoi je ne peux pas m'empêcher de sourire, y sentant quelque chose comme un humour fraternel). Artaud évoquait la force de dissociation qui est celle du rire. Ici,
cette force rassemble plutôt qu'elle ne dissocie et c'est plutôt à l'art des maîtres du haïku qu'aux poèmes des surréalistes qu'elle fait penser. Il s'agit d'abord de choisir deux objets, deux objets
bien réels, parmi les plus prosaïques, les plus ordinaires qui soient, et en même temps éloignés l'un de l'autre dans l'usage qu'on en fait ou le contexte de la vie quotidienne, par exemple une botte d'ail et une
cafetière. On les porte ensuite, pour les isoler, dans un espace vide, débarrassé de toute réalité parasite et on assiste en direct à leur rencontre. Et ce qu'on saisit alors, dans leur proximité
ainsi forcée, comme dans une réaction chimique, c'est leur commune façon de se dresser, de se tenir debout dans le vide, la force de fer qui est dans la tige des aulx et la fragilité possible qui est celle du pot.
Ajustement de triangles permettant la libération chaude et douce des énergies.
Une hésitation à propos de certaines de ces rencontres : le choix de rassembler un objet plus éclatant ou volumineux, plus immédiatement visible et un objet au contraire plus neutre, de moindre éclat ou d'une
présence moins manifeste. Je me pose cette question : au fond, lequel est montré ? Et je me dis, évidemment (ce serait la réponse de Don Quichotte à Sancho Panza ou de Laurel à Hardy), que chacun l'est
à sa façon, qu'ils le sont tous les deux l'un par l'autre. Et surtout que le petit objet, ou l'objet le plus terne ou le plus neutre, loin de servir de faire-valoir à l'autre est tiré de l'anonymat, porté à la lumière, anobli par lui. C'est, à mon sens, ce qui se passe dans
Cafetière altière où la médiocrité rouillée du bidon qui l'accompagne acquiert
soudain une très émouvante dignité ; ou cette petite pomme (ce petit fruit) sur le rebord de la fenêtre qui tient tête, dirait-on, qui fait même contre-poids, à la puissance manifeste du bouquet au
centre du lavis
Les fleurs d'Asnelles. Je pense au commentaire qu'avait donné Rilke dans son Testament (traduit par Philippe Jaccottet), de la Vierge de Lucques de Van Eyck. « ;Et tout à coup je désirai, je désirai, oh! désirai de toute la ferveur dont mon cœur a jamais été capable […] devenir la douce, l'infime, l'imperceptible ombre de l'une de ces pommes – tel fut le désir
en lequel tout mon être se rassembla. »
Je vois votre moustique comme votre signature : une rapide décharge d'énergie, un signe calligraphique extrêmement rapide, zébrant l'air. Une sorte de tag (où l'on peut deviner un S, un C, un K, un A, un
paraphe) écolo ou champêtre (même s'il existe aussi des moustiques à la ville). Et en même temps un vrai moustique, en tout point semblable à ceux qu'il nous arrive de rencontrer l'été dans
les endroits un peu humides. Je dirai même que celui-ci, comme ses frères réels, nous pique, nous envoie une petite décharge électrique quand on le regarde. Là, dans ce peu d'espace peint, du sens, de la
vie, la présence du peintre traversent l'être vivant à la vitesse de l'éclair.
Je ressens vos
Trois vaches comme l'expression d'un droit, non à la paresse, mais à la fatigue. Lorsque sous le poids d'un accablement passager, les paupières plombées, nous n'existons
plus que physiquement, la méditation cédant la place à la rumination. Plus elles s'éloignent, plus elles semblent sombrer dans leur rêve sans images au milieu des herbes, plus elles se confondent avec la
matière, la peinture sans la forme qui fait le fond du tableau.
Que vous dire d'autre ? J'ai beaucoup aimé votre salade italienne carrée, votre Job demandant raison, votre lithographe solaire. En le voyant, j'ai pensé à ce passage de René Char, dans une lettre à son
ami Francis Curiel, au moment où il allait s'engager dans la résistance armée. Il évoque le mouvement des roues des moulins à eau : "Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu ? Non. Nous sommes dans
l'inconcevable, mais avec des repères éblouissants". Des repères éblouissants, n'est-ce pas ce que nous sommes en droit de demander à la poésie, à la peinture, nous qui, toutes proportions gardées, sommes toujours dans l'inconcevable ?
J'ai particulièrement aimé l'
Esquisse des tomates. C'est là, pour moi, une sorte d'achèvement. L'autre version, la peinture terminée, offre une image possible de la plénitude
à celui qui la regarde. Tout atteint, dans cette coupe ronde faite pour offrir, une sorte de comble, dans le rouge intense, déployé et la rotondité des formes ; mais le véritable accomplissement est, à mon sens, dans l'esquisse. Elle va plus loin que la toile achevée. (Peut-être les deux tableaux forment-ils diptyque ?). Elle est parfaite parce que par l'espace qu'elle crée et qui laisse place à la lumière,
au souffle, au surgissement ébloui (tout semble porté par un souffle incandescent dans cette toile), c'est l'acte créateur lui-même qui se donne à voir. Elle est, à proprement parler, une «
;révélation » au sens où l'entendait María Zambrano, la philosophe espagnole que je traduis : "Tout est révélation, tout pourrait l'être si on l'accueillait à l'état naissant".
Le fait d'avoir arrêté le geste à l'instant où vous l'avez arrêté dans cette toile est, pour moi qui ne connais rien à l'art qui est le vôtre, le signe de la plus grande maîtrise.
Votre gouache,
Oignons, échalotes, n'est-ce pas, saisie de la même manière, une scène d'accouchement.
J'aime infiniment votre grand
Eloge de la paresse qui me laisse sans voix, sans mot, sauf peut-être celui-ci : que cette image me paraît étrangement familière, presque mienne, qu'il me semble avoir toujours vécu auprès d'elle. Qu'elle est sans doute, avec l'
Esquisse des tomates, ce que je verrais si j'étais l'un des trois personnages de
Voisine.
Jean-Marc Sourdillon
mars 2010